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20 Jan 2018

LA BELLE ET LA BÊTE

Avec le dernier film d’ Amat Escalante (« La région sauvage »), nous comprenons enfin pourquoi la belle s’attache à la bête. Non pas parce qu’elle a deviné sous l’apparence monstrueuse une âme noble et affectueuse. Mais parce que cette bête-là est une dispensatrice de jouissances extrêmes, inédites, inouïes, inespérées, incomparables à tout ce qu’elle avait connu jusque là : des petits coups rapides et frustrants, subis la nuit de la part d’un mari homosexuel honteux et homophobe, qui ne jure que par la sodomie ; des masturbations post-coïtales sous la douche, pour faire tomber la tension et apaiser le manque. La bête, elle y revient et en redemande, attirée par la copine qui y a goûté mais qui ne peut plus, parce que la bête s’est lassée d’elle et l’a même mordue pour lui signifier le rejet : parce que la bête, quand on ne lui plaît pas ou plus, peut être dangereuse et même meurtrière. Et pourtant « c’est la plus belle chose que tu vas voir dans ta vie » (« Es lo mas hermoso que vas a ver en tu vida »).

Escalante ose ici aborder frontalement et de manière réaliste le fantasme que le conte n’effleurait même pas : la confrontation directe au territoire inexploré et interdit de l’animalité refoulée, aux pulsions archaïques (libido et violence, originairement liées).

Il l’intègre à une histoire qui relève de la science-fiction, du fantastique et de la fable psychanalytique, métaphysique et existentielle : une météorite noire qui tombe dans une région perdue du Mexique et creuse un cratère dans lequel tous les animaux se précipitent pour copuler ; une bête qui en sort, adoptée par un vieux couple de savants marginaux et logée dans une remise en bois, un poulpe géant dont les multiples bras tentaculaires, souples et visqueux, viennent entourer, caresser, pénétrer et mener la proie jusqu’à l’extase.

Cette irruption extra-terrestre apporte aux terriens, animaux et humains, un champ magnétique libidinal qui les attire inéluctablement et qui démultiplie leur capacité orgastique (on pense à Wilhelm Reich et à l’orgone). La bête elle-même (mâle ou femelle ?) semble jouir de procurer cette jouissance à ses « proies » femmes ou hommes. Ou les tue si ça ne lui convient plus.

Du côté des textes on pense à Freud (« L’inquiétante étrangeté »), à Bataille (« L’érotisme ») et aux Surréalistes.

Du côté des films à Buñuel, Ridley Scott, Lynch, Carpenter, Cronenberg, Lars von Trier (« Nymphomaniac »), Jonathan Glazer (« Under the skin ») ou Carlos Reygadas (« Post tenebras lux »).

On est là dans la fascination addictive pour la démesure de la jouissance, son excès et son risque (jusqu’à la mort).

Et aussi dans la libération des dominés (femmes et homosexuels), broyés par une société hypocrite et machiste, intolérante et violente, qui perçoit à juste titre l’irruption de la jouissance, recherchée et assumée jusque dans la transgression, comme la subversion majeure.

18 Mar 2017

BIG LITTLE LIES

 

Une nouvelle série américaine courte (7 épisodes) sur OCS City, réalisée par Jean-marc Vallée sur un scénario de David Edward Kelley, d’après un roman de Liane Moriarty, avec un casting fabuleux : Laura Dern, Nicole Kidman, Reese Witherspoon, Shailene Woodley, Zoë Kravitz…

Une ville californienne au sud de San Francisco : Monterey. L’Océan Pacifique omniprésent.

Des mères de famille vivant dans des villas luxueuses et tenues d’assurer leur rang dans cette petite communauté où tout le monde s’observe, se compare et se jalouse. On a déjà vu.

L’arrivée d’une jeune mère, célibataire et pauvre, avec un passé obscur. Aussi.

On apprend dès le début que quelqu’un (on ne sait qui) est mort au cours d’une fête scolaire. Assassiné ? par qui ? On ne sait pas. On espère le savoir à la fin. Classique.

Le thème est rebattu, les techniques filmiques conventionnelles : le spectateur, attiré au début par les actrices, sait à quoi s’attendre et redoute la déception finale liée à la banalité du dénouement.

Pourtant, dans cet amas répulsif, quelque chose accroche l’attention et pimente l’affaire. Le scénariste n’a pas eu peur de mettre en jeu à plusieurs reprises un contenu psychologique un peu casse-gueule : des relations sexuelles violentes entre adultes mariés et consentants.

Il installe de ce fait la jouissance perverse, sadomasochiste, au cœur des secrets de ses personnages, lisses et hypernormaux en surface. Et il complète cette dimension par le discours de certains des protagonistes, très conscients de ce qui se passe entre eux, terrifiés et honteux de ce qu’ils pensent être la monstruosité de leur vie intime cachée.

Pour ce seul aspect, cette série mérite un brin d’attention.

Le cinéma porno nous a imposé depuis longtemps ses figures obligées, stéréotypes mécaniques et dégradants d’une sexualité bornée à la domination violente de l’homme, acceptée et appelée par la femme.

Freud a tenté de nous éclairer sur cette dimension en énumérant les stades oral, sadico-anal, phallique, et en nous persuadant que toutes ces pulsions partielles, témoins de la perversité polymorphe de l’enfant, tendraient idéalement à se résoudre dans un aboutissement génital adulte qui les intégrerait en les contrôlant et les harmonisant. Happy end.

Mais cette série exhibe au contraire la persistance obstinée de pulsions non refoulées, non sublimées, non contrôlées, brutes et primitives, et qui déstabilisent le sujet lorsqu’il doit se rendre à l’évidence : sa jouissance passe par là, nécessairement et exclusivement. 

« Comment puis-je jouir d’infliger ça à celui ou celle que j’aime ? Comment puis-je jouir de subir ça de la part de celui ou celle que j’aime ? Comment le terrain de la pure violence peut-il être pour nous deux celui de la plus forte jouissance ? »

Voilà les questions qui remontent lorsque deux de nos héros rencontrent une thérapeute de couple.

Ces questions résonnent en chacun de nous, s’il ne refuse pas d’interroger sa propre expérience de la jouissance dans ses formes extrêmes.

Ces questions traversent toute l’histoire de la psychanalyse dans ses approches de l’énigme du féminin et du masculin, dans ses tentatives d’interprétation des paroxysmes de l’orgasme, de la petite-mort.

Jacqueline Schaeffer par exemple en 1997 (dans Le refus du féminin) avait osé parler de la jouissance féminine comme d’une expérience rare et unique, de lâcher-prise et de laisser-aller, à laquelle la femme ne pouvait accéder qu’en acceptant d’être dominée par un homme, d’abandonner le moi et ses défenses, et de se laisser envahir par l’inconnu. La jouissance comme éclatement, perte des limites et perte de soi. Expérience psychotique…Tollé des féministes !

Nous pourrions étendre à l’homme cette analyse, et généraliser : l’accès à la jouissance nécessite une brèche qui s’ouvre dans les défenses du moi et par laquelle peut s’engouffrer l’innommable. Cette brèche est rendue possible par une sorte d’acquiescement préconscient du sujet, qui pressent que quelque chose d’unique est en train de l’appeler et qu’il doit s’y livrer pour le laisser advenir.

On comprend que ce qui affleure ici, dans cette série très américaine et très banale, touche à un noyau secret, universel et d’une inquiétante étrangeté, frôlé par les surréalistes et Georges Bataille, et dont la théorie reste à faire.

13 Apr 2016

Psychiatrie et goulag

J’ai pu lire par des moyens inavouables le rapport que la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, a rédigé pour dénoncer les pratiques du centre psychothérapique de l’Ain, à Bourg-en-Bresse. Suite à une plainte d’une famille dont la patiente était attachée depuis plus d’un an.

Les faits vous les connaissez sûrement : des patients enfermés toute la journée en chambre d’isolement, souvent attachés sur leur lit, parfois nuit et jour. Pendant des mois ou des années.

Un établissement accrédité. Des inspections de l’ARS, de l’HAS, la Commission départementale des soins psychiatriques, certaines très anciennes, d’autres très récentes, n’ont rien vu.

Alors qu’elle a vu : l’horreur, tout de suite.

Des pratiques organisées, validées, protocolisées par les médecins de la CME, les délégués du personnel et même les syndicats de soignants. La CFDT-Santé par exemple écrit : « Nous sommes contraints de réviser nos pratiques et, plutôt que de se lamenter sur une décision  qui, de toute façon, ne nous appartient pas, voyons cela comme une chance de faire évoluer notre institution… La CFDT sera au côté des salariés pour les accompagner dans cette réorganisation. » Et qui a été au côté des patients pendant toutes ces années de cauchemar ?

La vérité c’est que l’enfermement et la contention systématiquement appliqués ne sont que des mesures de confort pour tous les membres de l’institution. On se réfugie souvent derrière le manque de moyens et de personnels, mais en fait on a pour principal objectif d’être tranquille : ça commence avec l’augmentation systématique des traitements sédatifs, et ça se poursuit par l’enfermement et la contention systématiques.

Bourg-en-Bresse n’est que l’image en miroir de ce qui guette toute institution psychiatrique si elle se laisse aller à la pente de l’entropie institutionnelle, où le patient finit par devenir un gêneur.

J’en appelle à tous les soignants en psychiatrie qui croient encore à leur métier et dont le patient est la seule priorité : organisez la résistance à ce genre de pratiques inhumaines, fascistes et illégales, même si elles sont cautionnées par ceux qui détiennent le pouvoir dans votre institution.

Dénoncez-les ! Et battez-vous pour faire vraiment votre métier, dans l’honneur !

Et merci de tout ce que vous faites déjà tous les jours pour les patients.

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